Entrevue avec Luc Gabriel, directeur artistique de la maison The Different Company
Des parfums d’une grande élégance, à la fois chics, complexes et surprenants, c’est sur ces eaux limpides que navigue allègrement Luc Gabriel, l’âme derrière la fabuleuse marque française The Different Company. Nous l’avons rencontré plusieurs fois à Paris et Montréal, car l’homme est passionné et volubile, pour notre plus grand bonheur.
Gabrielle Badach : Vous êtes devenu PDG de The Different Company en 2004, prenant le rôle de directeur artistique et d’éditeur de parfums. Quelle est votre relation avec l’univers du parfum et comment avez-vous décidé de vous lancer dans cette entreprise ?
Luc Gabriel : Quand j’étais petit, ma mère avait une parfumerie et tous les jours, en rentrant de l’école, je passais dans cette parfumerie, à une époque où la parfumerie de masse n’existait pas encore. Et quand on est petit, sentir les parfums, ça reste dans la mémoire.
C’est quand j’ai recherché à reprendre une entreprise en 2003 ou 2004, que par hasard, je suis entré en contact avec un ami, Thierry de Baschmakoff, qui venait de lancer The Different Company, qui était plus un projet qu’une maison, à l’époque.
Directeur artistique, c’est peut-être un peu présomptueux - c’est vrai que pour chaque développement de parfum, je suis très impliqué, je travaille chaque fois avec les parfumeurs. Quand on travaille avec un parfumeur, on va au bout de ce que l’on fait. C’est l’une des caractéristiques de la marque - chaque fois qu’on fait un parfum, on pousse le curseur à fond. Par exemple, quand j’ai travaillé avec Émilie Copperman sur Majaina Sin, l’objectif, c’était de travailler un gourmand qui serait totalement dans l’esprit The Different Company. En sentant Majaïna Sin, on démarre par une cannelle qui est presque liquide, on continue avec un jus de gingembre, une racine de gingembre pressée, un accord marron en coeur assez déroutant, et en fond une vanille très animale, très dense, très profonde, qui était très onéreuse. C’est devenu instantanément un best-seller, on le vend plus que n’importe quel parfum.
GB : Tous vos parfums comportent de très belles matières premières, qu’est-ce qui rend Majaïna Sin exceptionnel? Qu’est-ce qui lui a valu le prix François Coty 2018, à votre avis ?
LG : Ce qu’Émilie a réussi à faire, c'est qu'elle a réussi à intégrer cet équilibre. Cela fait des années qu’on travaille ensemble, on se comprend très bien. Elle va savoir utiliser tel composant, de telle qualité, à tel moment, dans tel accord, non pas pour avoir une sensation spécifique à cet instant-là, mais pour la cohérence globale du parfum. Il n’y a pas énormément de parfumeurs qui savent faire ça.
Dans Majaïna Sin, je pense que c’est ça, qui les a frappés, c'est que chacun des éléments est tiré à fond, et c’est assez rare.
GB : Qu’est-ce que ça a apporté à la marque d’avoir remporté ce prix, est-ce que ça vous a apporté encore plus de visibilité ?
LG : Pour moi, ça ne fait que renforcer l'idée qu’on travaille avec des parfumeurs d’exception. Si vous avez de bons parfumeurs, mais qu'ils ne sont pas exceptionnels, ce sont des chimistes et non des alchimistes. C’est très différent.
GB : Jusqu’à maintenant, vous avez travaillé avec huit parfumeurs. Un parfumeur, c’est d’abord un artiste, et on peut imaginer que parfois, c’est compliqué de travailler, de communiquer avec eux sans empiéter sur leur art. Comment est-ce que vous arrivez à travailler avec ces parfumeurs ?
LG : Il faut trouver un vocabulaire commun, trouver des territoires communs et parfois, des territoires vraiment séparés. Je m’explique - quand on travaille sur un parfum, c’est très difficile d’exprimer ce que l’on ressent et d’exprimer des émotions que l’on voudrait donner au parfum. Souvent, on utilise des métaphores de couleurs, de formes, on dit d’un parfum qu’il est vertical ou pas. Par exemple, avec Christine, on parlait de la forme. On disait d’un parfum qu’il est trop carré, trop rectangulaire, trop rond. On utilise aussi les couleurs - trop rouge, trop bleu.
Il y a trois moments clé quand on fait un parfum. Un, c’est de comprendre ce qu’on souhaite, de démarrer sur une bonne base. Deux, pendant le développement, s’assurer que tous les commentaires que l’on fait sont bien compris et se traduisent dans une évolution dans le sens que l’on désire. Trois, c’est savoir quand dire stop et qu’un parfum est prêt - c’est l’étape la plus compliquée.
Chacun a son caractère, tous les artistes ont un caractère fort. Les relations, par définition, sont toujours des relations complexes, mais c’est ce qui fait leur richesse. Je ne pourrais pas travailler avec un parfumeur avec qui je n’ai pas d’atomes crochus.
GB : Allez-vous voir le parfumeur avec une idée de base ou lui laissez-vous le champ libre ?
LG : C’est un peu les deux. C'est "voilà l'idée", et on en parle.
GB : C’est donc vous qui avez l’idée à la base. Est-ce que vous choisissez le parfumeur ou c’est plutôt un appel d’offres?
LG : Jamais d’appel d’offres. On parle de manière assez informelle avec les uns les autres. Ça se fait assez naturellement. Ça dépend toujours du parfumeur. Pour certains, c’est trop tôt dans leur développement personnel, par rapport à ce qu’ils sont en train de créer. Pour d’autres, c’est très bien, mais il faut trouver l’occasion de le faire ensemble. Il y a aussi d’autres parfumeurs avec qui je n’envisage pas de travailler.
GB : Donc, ça vous est déjà arrivé de refuser de travailler avec un parfumeur parce que vous ne les imaginiez pas travailler pour la marque ?
LG : Oui, et peut-être que c’est seulement un problème de perception que j’ai. Rien n’est jamais définitif, mais il faut qu’on soit déjà impressionnés par les créations de ce parfumeur. Les parfumeurs doivent garder l’ADN de la marque, mais le plus important est d’avoir une patte forte. Sinon, il n’y aura pas d’équilibre. Un parfumeur qui n’a pas de signature, ce n’est pas intéressant. On se retrouve avec un jus sympathique, mais ce n’est pas assez. Ce n’est pas l’essence de notre métier.
GB : Vous avez fondé en 2014 le Comité Joséphine qui défend l’utilisation des matières premières naturelles. Pouvez-vous nous en parler ?
LG : On essaie plutôt de limiter une sur-régulation dans le monde du parfum, surtout pour les matières naturelles. Nous sommes dans un univers concurrentiel. Les grands groupes n’arrivent pas à construire de véritables marques de niche. Donc pour entrer dans ce marché en croissance, ils font ce qu’ils savent très bien faire ; racheter des maisons indépendantes et utiliser leurs ressources de lobbying pour tenter de limiter l’accès aux matières qui permettent de créer des parfums d’exception. Si l’on a plus la possibilité d’utiliser certaines matières, c’est un peu comme un orgue auquel il manque des notes, les mélodies sont simples et identiques. Tout ça a commencé sous prétexte de protection du consommateur, ce qui a dépossédé des parfums mythiques des éléments de base qui les rendent distinctifs. La réponse est souvent de reformuler les parfums. C’est une trahison permanente qui appauvrit notre patrimoine culturel olfactif.
Un des objectifs du Comité Joséphine est de tenter de freiner cette surenchère de guidelines, dans tous les sens. Qu’on laisse à chacun la liberté de faire ses choix, les créateurs comme le consommateur.
GB : Vous parlez souvent de l’émotion comme étant l’élément indispensable d’un parfum. Qu’est-ce qui suscite l’émotion chez vous ?
LG : C’est quand tout d’un coup, on sent quelque chose qui parle. L’émotion, ça ne se maîtrise pas. On n’est pas dans le rationnel. Ça va vous transporter ailleurs, vous donner une sensation de couleur, d’image, une envie.
On ne fait pas des sent-bon, des senteurs, des odeurs. C’est un autre métier, et je respecte totalement cela. Certaines marques font très bien cela, des odeurs simples et pas chères. C’est sympa, mais ce n’est pas la même chose. On peut aimer les deux. Aujourd’hui, on n'a pas l’obligation de rester avec une marque, avec un produit. Nous, on est dans le monde l’émotion.
GB : Quel parfum de The Different Company vous touche particulièrement ?
LG : Dans un même univers olfactif, Santo Incensio et Bois d’Iris. Bois d’Iris, par Jean-Claude Ellena, c'est un iris pas du tout terreux, une forme d’élégance intemporelle, très classique, bien construite. Santo Incensio, c’est l’inverse. C’est un extrait qui démarre très léger, avec un sentiment de vivant extraordinaire. En le mettant sur la peau, on a l’arbre qui grandit sur la peau. Il comporte des notes d’encens et de myrrhe à la fin qui sont vraiment ésotériques. Deux parfums boisés chez nous, qui sont radicalement différents dans leur construction et qui provoquent des émotions très intéressantes. J’ai porté très longtemps Bois d’Iris, très longtemps Santo Incensio, et je suis maintenant dans une phase d’entre deux. Ce sont des parfums qui me touchent.
GB : Depuis 2004, The Different Company s’est implanté dans plus de 45 pays. Pourriez-vous nous dire quels sont les parfums préférés des Européens, des Américains, des Asiatiques et des Moyen-Orientaux ?
LG : Asie et Amérique, c’est le même combat. Des parfums légers, hespéridés, floraux, un petit peu de gourmands. Dans la collection Juste Chic, en Asie notamment, Osmanthus, Sens et Bois. Sublime Balkiss aussi, mais celui-ci fonctionne partout.
Sur l’axe Russie, Moyen-Orient, on est plus sur les ouds, par exemple Adjatay.
En Europe, c’est plutôt Une Nuit Magnétique, Pure eVe et Sublime Balkiss.
En même temps, un best-seller en sera un dans le monde entier. Chaque marque fait la plupart de son chiffre d’affaire avec un ou deux parfums seulement. Pour nous, ça serait Pure eVe, Sublime Balkiss et Majaïna Sin.
GB : Avez-vous un petit mot de la fin pour nos amis Canadiens ?
LG : J’adore votre pays et je pense que c’est un pays de contrastes. Ce qui fait l’équilibre de tout ça ce sont les gens. Ils intègrent les cultures américaines et européennes, et ils en font la synthèse. Ne changez rien, gardez ce best of both worlds !